Théorie en exergue
« Le bien et le mal ne sont pas des forces opposées, mais les deux faces d’un même mouvement. La justesse naît de leur équilibre. »
Une vision non-dualiste du monde
Dans de nombreuses traditions, la division stricte entre le bien et le mal est remise en question. Plutôt que de considérer le mal comme une entité indépendante ou éternelle, certaines philosophies et spiritualités proposent une lecture plus fluide : le mal n’existerait que par contraste avec le bien, comme l’ombre n’existe que parce qu’il y a de la lumière.
Cette perspective invite à sortir d’une logique binaire pour s’ouvrir à une compréhension intégrative de la réalité. Elle ne nie pas la souffrance ni les actes destructeurs, mais cherche à en comprendre les racines — souvent liées à l’ignorance, la peur, ou au déséquilibre — plutôt qu’à les diaboliser.
Le Taoïsme : l’équilibre plutôt que la guerre
L’un des fondements de cette vision se trouve dans la pensée taoïste, telle que formulée par Lao Tseu dans le Tao Te King (~VIe siècle av. J.-C.). Le concept central du yin et du yang illustre l’interdépendance des contraires. Le noir contient un point de blanc, et le blanc un point de noir. L’un ne peut exister sans l’autre. Ce n’est pas une lutte entre forces opposées, mais un jeu d’équilibres dynamiques.
« Lorsque tout le monde dans le monde reconnaît le bien comme étant le bien, le mal est déjà là.«
— Tao Te King, chapitre 2
Dans cette optique, le « mal » n’est pas une entité ennemie, mais un déséquilibre temporaire, une déviation du flux naturel (le Tao), qu’il convient de réajuster, non de punir.
Le Bouddhisme : la voie du milieu comme libération
Le Bouddha, dans son enseignement, rejette également les extrêmes. Après avoir expérimenté à la fois l’hédonisme et l’ascétisme sévère, il propose la voie du milieu (Majjhimā Paṭipadā) : une voie de lucidité, de modération, et de discernement. Le mal n’est pas vu comme un principe absolu, mais comme un état d’esprit confus (avidyā), une illusion née de l’ignorance, du désir ou de l’aversion.
« Ce que l’on appelle “mal” dans le monde n’est que la manifestation d’un esprit qui n’a pas vu les choses telles qu’elles sont.«
— Sutta Nipāta, verset 758
Dans cette perspective, l’objectif n’est pas de juger moralement, mais de développer une compréhension profonde et une présence juste.
Carl Gustav Jung : intégrer l’ombre
En psychologie occidentale, le psychiatre suisse Carl Gustav Jung (1875–1961) a profondément influencé cette manière de penser à travers le concept de l’ombre. L’ombre représente les aspects refoulés, inconscients ou non assumés de soi-même. Pour Jung, le mal surgit lorsqu’on nie ou projette ces parts de soi, plutôt que de les intégrer.
« Le mal est relatif, il dépend de la conscience que l’on en a. Ce que l’on ne reconnaît pas en soi se manifeste dans le monde sous forme de destin.«
— C.G. Jung, Psychologie et Alchimie (1944)
La guérison passe donc par une individuation, un processus d’unification des opposés en soi-même, au-delà du bien et du mal conventionnels.
Nietzsche et la généalogie de la morale
Le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844–1900) critique violemment la morale judéo-chrétienne du bien et du mal dans son ouvrage La Généalogie de la morale (1887). Il démontre que ces notions ont été historiquement construites à des fins de domination. Pour Nietzsche, ce qui est qualifié de « mal » est souvent ce qui dérange l’ordre établi, ce qui est vivant, instinctif, libre.
« Il n’y a pas de phénomènes moraux, seulement une interprétation morale des phénomènes.«
— Nietzsche, Par-delà bien et mal, §108
Albert Moukheiber : le cerveau et la simplification morale
Dans une perspective contemporaine et scientifique, Albert Moukheiber, docteur en neurosciences cognitives, montre comment le cerveau humain simplifie la réalité en créant des oppositions claires : bien/mal, nous/eux, vrai/faux. Or, ces raccourcis mentaux sont souvent inadaptés à la complexité du réel.
« Nous avons besoin de récits binaires pour donner du sens, mais la réalité est rarement binaire.«
— A. Moukheiber, Votre cerveau vous joue des tours (2019)
Il appelle à développer une pensée critique et nuancée, capable d’habiter l’ambiguïté, ce qui rejoint la quête de justesse plutôt que de vérité absolue.
La justesse, une autre manière d’être au monde
Dans cette vision, ce n’est ni le jugement ni la répression qui permettent l’équilibre, mais l’écoute, le discernement et la présence à soi. La justesse consiste à reconnaître ce qui est là — ombre et lumière confondues — pour ajuster sa posture en fonction de la réalité du moment. Elle dépasse la morale pour entrer dans l’éthique du réel.
📚 Sources et références
- Lao Tseu, Tao Te King, éd. Gallimard, trad. S. Leys
- Bouddha, Sutta Nipāta, trad. Walpola Rahula
- C.G. Jung, Psychologie et alchimie, Buchet-Chastel, 1944
- Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, et La Généalogie de la morale
- Albert Moukheiber, Votre cerveau vous joue des tours, Allary Éditions, 2019
- Jiddu Krishnamurti, Se libérer du connu, Stock, 1970
- Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme, NiL Éditions, 2013